Le monde médiatique tout entier a fait écho au Printemps Arabe 2011, qui a été suivi de nombreuses saisons tristes. Certains connaissent son origine maghrébine et son impact relativement efficace -d'autant plus proche de l'Arabie et de sa zone d'influence- et quelques-uns savent que ses premiers bourgeons sont apparus l'automne précédent au Sahara Occidental, des mois avant l'éclosion hivernale en Tunisie et en Algérie. Mais aujourd’hui nous remonterons plus loin dans le temps, avant la mondialisation numérique, pour évoquer le vert teinté de rouge et de noir du Printemps Amazigh 1980.
Le 20 avril est une date de commémoration pour les Imazighen, tant en Afrique du Nord que dans la diaspora. Les événements postérieurs à l'interdiction du colloque de Mouloud Mammeri sur la poésie ancienne en Kabylie algérienne ont contribué à l'accélération de l'émergence puis de l'affirmation du mouvement amazigh au Maroc. L’insurrection a trouvé dans le pays voisin un écho profond, mais discret et déstructuré, qui s’est propagé spontanément parmi les jeunes étudiants sous l’œil attentif du pouvoir.
Le lendemain, lors d'une conférence de presse au Palais Royal de Casablanca, un journaliste français interroge Hassan II sur d'éventuelles manifestations, ce à quoi le monarque a répondu que ce type d'événement était impensable au Maroc en raison de la coexistence harmonieuse des Marocains et de leur "immunité" contre ce type de réaction depuis le 16 mai 1930 (en référence au mal nommé "Dahir berbère" qui mériterait un prochain poste). Pour couronner le tout, le roi a fait appel à "l'origine yéménite" des Imazighen, prouvée "grâce aux livres d'histoire contemporaine". L'amazighophobie notoire de Hassan II n'est plus à prouver puisqu'elle fut son cauchemar avant et après les deux tentatives de coups d'État des années 71 et 72.
La construction du pays après l’indépendance en 1956 s’est appuyée sur une dualité idéologique et une arabisation accélérée renforcée par des alliances partisanes et institutionnelles. Dans les années 70, toute une politique est lancée pour arabiser le pays et éradiquer l’identité amazighe pour "l’unité du Royaume".
Malgré les interdits et la dure répression des '80, "les dernières années de plomb" avec l'emprisonnement et la "disparition" de militants, le dense réseau d'enracinement culturel survit sous la protection de la structure associative et s'étend à tout le pays et, en août 1991, la communauté amazigh présentent leurs revendications linguistiques et culturelles dans la Charte d'Agadir. La conscience d'identité imprègne toutes les couches de la société jusqu'aux élites Amazigh-parlants du Royaume, qui suivent le mouvement avec un intérêt discret dans un climat de suspicion et d'alerte permanente. Des conférences et colloques sur le militantisme sont organisés dans les associations, la revue 'Tafsut' éditée par le MCB (Mouvement Culturel Berbère) est photocopiée et circule clandestinement.
Les jeunes Marocains des années 90 lisent les auteurs de Kabylie et écoutent avidement Lounes Maktoub, Aït Menguellet, Idir... leurs enregistrements sur cassettes atteignent les villages ruraux et leurs affiches tapissent les murs, les ondes radio de la Deuxième chaîne émettant dans la langue maternelle parviennent jusqu'aux au sud-est du Maroc, laissant une influence marquée dans cette région. Sur les campus universitaires, la littérature amazighe se diffuse à travers des expositions et des manifestations culturelles, de jeunes artistes couvrent leurs idoles dans des concerts improvisés. Les étudiants militants adaptent le nom de l'université d'Errachidia pour l'appeler "Mouloud Mammeri".
Du sit-in devant l'ambassade du Maroc à Alger en 1994, pour réclamer la libération des détenus politiques de l'association Tilelli à Goulmima, 'il n'y a pas de démocratie sans tamazight', on saute au Printemps noir de 2001 où 127 jeunes ont été assassinés et plus de 3000 blessés par les forces de sécurité algériennes et autres sit-in de solidarité devant l'ambassade à Rabat a été violemment avorté par la police marocaine.
Nous résumons quelques étapes marquantes du début du siècle: la signature du manifeste du groupe de militants dirigé par Mohammed Chafik en mars 2000; la reconnaissance par Mohammed VI de l'identité amazighe dans son discours d'Ajdir en 2001 et son engagement à la préserver avec la création de l'Institut Royal de la Culture Amazighe, dont la mission officielle est de "conseiller" alors qu'en réalité elle est née d'une ancienne-style stratégie de contrôle et de neutralisation. Enfin, en 2003, introduction de l'enseignement du tamazight dans les écoles et choix controversé de l'alphabet tifinagh pour son écriture.
La bannière tricolore (mer, montagne, désert) était omniprésente dans la lutte pour les revendications, défiant toute tentative de faire taire les voix qui aspirent à leur liberté, symbolisée par la lettre Yaz, brandie avec le Mouvement du 20 février lors du Printemps arabe, dans les manifestations du Rif en 2016 et dans les stades de Qatar'22 avec l'euphorie d'atteindre les demi-finales.
Sous la froide chronologie historique sous-tend une trace de douleur cachée mais non oubliée. L’éveil intellectuel, culturel et politique qui a fleuri dans les années 80 en Kabylie a inspiré et alimenté le débat sur un éventuel projet commun maghrébin, qui a eu un fort écho dans toute la Tamazgha.
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